Chapitre 6
Le rasage que nous vous offrons est sans
précédent.
N’est-il pas temps que le visage d’un homme
ait lui aussi cette incomparable douceur ?
Avec la lame Ubik en acier chromé
de fabrication suisse,
finis les jours des joues qui grattent.
Essayez Ubik, messieurs, et faites-vous désirer.
Attention : à utiliser exclusivement
selon le mode d’emploi.
Et avec précaution.
— Bienvenue sur la lune, dit allègrement Zoe Wirt dont les yeux joyeux étaient grossis par les verres triangulaires de ses lunettes à monture rouge. Par mon intermédiaire, Mr Howard salue chacun de vous, et plus spécialement Mr Runciter en le remerciant d’avoir mis son organisation à notre service. Cette suite de l’hôtel souterrain où vous vous trouvez, dont la décoration est due aux talents artistiques de la sœur de Mr Howard, Lada, est située juste à trois cents mètres en ligne droite du centre de recherche industrielle où Mr Howard pense qu’ont eu lieu les infiltrations. Votre présence commune dans cette pièce, toutefois, doit déjà commencer à inhiber les facultés psioniques des agents de Hollis, perspective qui nous réconforte tous. (Elle s’interrompit et les observa.) Quelqu’un a-t-il des questions à poser ?
Joe Chip, qui manipulait son matériel à tests, ne prêtait pas attention à elle ; en dépit de ce qu’avait stipulé leur client, il avait l’intention de mesurer le champ psionique environnant. Durant le voyage d’une heure qu’ils avaient accompli depuis la Terre, Glen Runciter et lui en avaient décidé ainsi.
— J’ai une question, dit Fred Zafsky en levant la main. (Il gloussa.) Où est la salle de bains ?
— Nous allons vous donner à chacun un plan, dit Zoe Wirt, sur lequel figurera ce genre de détail. (Elle fit signe à une de ses assistantes qui se mit à distribuer à la ronde des plans imprimés en couleurs sur papier glacé.) Cette suite, continua-t-elle, est pourvue d’une cuisine au fonctionnement gratuit, dont les équipements se mettent en marche sans avoir besoin de pièces de monnaie. Des frais inouïs ont été engagés dans la construction de cette unité d’habitation, qui est assez vaste pour accueillir vingt personnes et qui possède des circuits autonomes d’aération, de chauffage et d’eau courante, une réserve de produits alimentaires variés, ainsi qu’une télévision en circuit fermé et une chaîne haute fidélité polyphonique – ces deux dernières installations, néanmoins, contrairement à la cuisine, sont payantes. Pour vous aider à profiter de ces distractions, une machine à faire la monnaie a été installée dans la salle de jeu.
— Mon plan, dit Al Hammond, n’indique que neuf chambres à coucher.
— Chaque chambre à coucher, répondit miss Wirt, contient deux divans, ce qui permet donc de loger dix-huit personnes. En outre cinq des lits sont à deux places, pour ceux d’entre vous qui voudraient dormir ensemble durant leur séjour ici.
— Il y a un règlement, fit Runciter avec irritation, au sujet de ce genre de choses entre mes employés.
— Est-il pour ou contre ? s’enquit Zoe Wirt.
— Contre. (Runciter froissa son plan et le jeta sur le sol métallique et chauffé.) Je n’ai pas l’habitude qu’on me dise…
— Mais vous ne restez pas ici, Mr Runciter, remarqua miss Wirt. Vous ne repartez pas sur Terre dès que vos collaborateurs seront au travail ?
Elle lui adressait son sourire professionnel. Runciter demanda à Joe Chip :
— Qu’est-ce que donne la lecture du champ psi ?
— Il faut d’abord, dit Joe, que je mesure le contre-champ émis par nos neutraliseurs.
— Vous auriez pu le faire à bord, dit Runciter.
— Êtes-vous en train d’essayer de faire des mesures ? questionna miss Wirt, l’attention en éveil. Comme je vous l’ai expliqué, Mr Howard s’y est formellement opposé.
— Nous prenons quand même cette précaution, dit Runciter.
— Mr Howard…
— Ça ne regarde pas Stanton Mick, lui dit Runciter. Miss Wirt dit à son assistante :
— Voulez-vous demander à Mr Mick de descendre ici, je vous prie ? (L’assistante s’éloigna en direction des ascenseurs.) Mr Mick vous le dira lui-même, reprit miss Wirt à l’intention de Runciter. D’ici là, ne faites rien ; je vous demande d’avoir l’obligeance d’attendre qu’il vienne.
— J’ai maintenant une lecture de notre propre champ, dit Joe à Runciter. Il est très élevé. (Sans doute à cause de Pat, pensa-t-il.) Beaucoup plus élevé que je ne m’y attendais, ajouta-t-il.
Pourquoi tiennent-ils tant à ce que nous ne fassions pas de mesures ? se demanda-t-il. Ce n’est plus une question de perte de temps maintenant. Nos neutraliseurs sont ici à pied d’œuvre.
— Y a-t-il des placards, demanda Tippy Jackson, où nous puissions ranger nos vêtements ? J’aimerais défaire mes bagages.
— Chaque chambre à coucher, dit miss Wirt, renferme une grande penderie à ouverture payante. Et pour commencer… (Elle exhiba un grand sac de plastique.) Voici une réserve de pièces de monnaie qui vous est offerte gracieusement. (Elle le tendit à Jon Ild.) Voulez-vous les répartir auprès de tout le monde ? Il s’agit là d’un geste de bonne volonté de la part de Mr Mick.
— Y a-t-il ici une infirmière ou un docteur ? demanda Edie Dorn. Il m’arrive d’avoir des éruptions cutanées psychosomatiques quand mon travail m’absorbe trop ; je les soulage d’habitude avec une pommade à base de cortisone mais dans la hâte du départ j’ai oublié d’en emporter.
— Plusieurs médecins sont affectés au centre de recherches qui est près d’ici, répondit miss Wirt, et il y a aussi une petite infirmerie avec des lits pour les malades.
— Elle est payante ? demanda Sammy Mundo.
— Tous nos soins médicaux, dit miss Wirt, sont gratuits. Mais c’est au patient qu’il incombe de faire la preuve de la réalité de sa maladie. (Elle ajouta :) Les machines dispensatrices de remèdes, elles, sont commandées par des pièces. Au fait, je dois préciser que vous trouverez dans la salle de jeu de cet appartement un distributeur de tranquillisants. Et, si vous le désirez, nous pouvons aussi vous installer un distributeur de stimulants.
— Et les hallucinogènes ? interrogea Francesca Spanish. Quand je suis au travail, j’obtiens de meilleurs résultats avec une drogue psychédélique ; ça m’aide à voir exactement contre quoi je combats.
— Mr Mick désapprouve l’emploi des drogues hallucinogènes ; il estime qu’elles sont toxiques pour le foie, déclara miss Wirt. Si vous en avez apporté, vous êtes libre de les utiliser. Mais nous ne vous en fournirons pas, bien que nous en ayons en stock.
— Depuis quand, demanda Don Denny à Francesca Spanish, avez-vous besoin de drogues pour favoriser vos visions ? Votre vie entière doit sombrer dans l’hallucination.
Sans se troubler Francesca dit :
— Il y a deux nuits j’ai été visitée d’une manière particulièrement remarquable.
— Ça ne m’étonne pas, fit Don Denny.
— Une foule de précogs et de télépathes est descendue d’une échelle de corde naturelle jusqu’au balcon de ma fenêtre. Ils ont percé un orifice dans le mur de ma chambre et se sont manifestés autour de mon lit, en m’éveillant avec leurs bavardages. Ils citaient des vers et des passages en prose langoureux extraits des vieux livres, et tout cela me ravissait ; ils semblaient tellement… (Elle chercha le mot.) Étincelants. L’un d’eux, qui s’appelait Bill…
— Attendez, dit Tito Apostos. J’ai fait aussi un rêve comme ça. (Il se tourna vers Joe.) Vous vous souvenez, je vous en ai parlé juste avant qu’on quitte la Terre. (Ses mains tremblaient d’excitation.) C’est bien vrai ?
Le visage assombri et crispé, Runciter dit à Joe :
— Vous auriez dû me mettre au courant.
— À ce moment-là, dit Joe, vous… (Il abandonna.) Vous aviez l’air fatigué. Vous aviez d’autres choses en tête.
Francesca dit d’une voix nette :
— Ce n’était pas un rêve ; c’était une expérience authentique. Je sais faire la différence.
— Mais oui, Francy, sûrement, dit Don Denny en adressant un clin d’œil à Joe.
— J’ai fait également un rêve, annonça Jon Ild. Mais c’était à propos de hovercars. Je mémorisais leurs plaques minéralogiques. J’en ai mémorisé soixante-cinq, et je me souviens toujours des numéros. Vous voulez que je vous les dise ?
— Je suis désolé, Glen, dit Joe Chip à Runciter. Je pensais que ça n’était arrivé qu’à Apostos ; je ne savais pas pour les autres. Je…
Le bruit d’une porte d’ascenseur en train de s’ouvrir lui coupa la parole ; lui et les autres se détournèrent pour voir qui arrivait. Trapu, les jambes épaisses, l’air d’un pot à tabac, Stanton Mick se propulsait vers eux. Il portait une culotte de golf couleur fuchsia, des chaussons en fourrure de yak rose, un gilet sans manches en peau de serpent et un ruban dans ses cheveux blancs teints qui lui descendaient à la taille. Son nez, songea Joe, ressemblait à la poire en caoutchouc équipant la trompe d’un taxi de New Delhi. Il en avait l’aspect gonflé et mou, et on aurait dit qu’en le pressant on en ferait sortir un son strident.
— Salut à vous tous, les anti-Psis de choc, énonça Stanton Mick en levant les bras en un signe de bienvenue outré. Place aux exterminateurs… c’est de vous que je parle. (Il avait une voix criarde de châtré, perçante et déplaisante, qui faisait penser, se dit Joe, au bourdonnement d’un essaim d’abeilles de métal.) La catastrophe, sous la forme d’une horde de canailles psioniques, s’est abattue sur le monde paisible et pacifique de Stanton Mick. Quelle journée ce fut pour nous à Mickville – comme nous appelons l’agréable et délicieuse installation lunaire que nous avons ici. Bien sûr, vous avez déjà entamé votre tâche et je n’en attendais pas moins de vous. Car vous êtes des champions dans votre spécialité, comme on peut s’y attendre quand on a affaire à Runciter Associates. D’ores et déjà je suis enchanté de votre activité, à une seule exception près qui concerne votre testeur que j’aperçois en train de se débattre avec son équipement. Dites-moi, testeur, pourriez-vous me regarder quand je vous parle ?
Joe débrancha son polygraphe et ses appareils de mesure et arrêta le générateur.
— Est-ce que je dispose de votre attention maintenant ? lui demanda Stanton Mick.
— Oui, dit Joe.
— Laissez vos appareils en marche, lui ordonna Runciter. Vous êtes mon employé, pas celui de Mr Mick.
— C’est inutile, répondit Joe. J’ai déjà obtenu une lecture du champ psi émis dans les parages.
Son travail était accompli. Stanton Mick avait mis trop longtemps à venir.
— Leur champ est de quel niveau ? questionna Runciter.
— Il n’y a pas de champ, déclara Joe.
— Nos neutraliseurs le nullifient ? Notre contre-champ est supérieur ?
— Non, fit Joe. Comme je viens de le dire, il n’y a pas de champ psi d’aucune sorte à portée de mes instruments. J’ai capté notre champ à nous, ce qui m’a permis de vérifier leur bon fonctionnement. Nous produisons 2000 unités blr, avec fluctuation jusqu’à 2100 toutes les deux ou trois minutes. Ce champ augmentera sans doute progressivement ; quand nos neutraliseurs auront travaillé ensemble depuis une douzaine d’heures, il pourra atteindre…
— Je ne comprends pas, dit Runciter.
Tous les neutraliseurs se rassemblaient maintenant autour de Joe Chip ; Don Denny prit l’une des bandes sorties du polygraphe, examina la ligne qui s’y inscrivait sans aucune oscillation, puis tendit la bande à Tippy Jackson. Chacun à tour de rôle, les autres neutraliseurs la regardèrent en silence, avant de se tourner vers Runciter. Celui-ci dit à Stanton Mick :
— Où avez-vous pris l’idée que des Psis s’étaient infiltrés ici ? Et pourquoi ne vouliez-vous pas que nous fassions des tests ? Vous en saviez à l’avance le résultat ?
— Bien sûr qu’il le savait, dit Joe Chip.
C’était pour lui une certitude. Le visage agité de tressaillements, Runciter entreprit de parler à Stanton Mick, puis se ravisa et dit à Joe à voix basse :
— Rentrons sur Terre ; emmenons immédiatement nos neutraliseurs. (À voix haute il dit aux autres :) Réunissez vos affaires ; nous repartons à New York. Je veux tout le monde à bord d’ici un quart d’heure ; les absents resteront sur place. Joe, emportez vos appareils sans les ranger ; je vous aiderai à les porter s’il le faut – en tout cas je ne veux pas qu’ils soient abandonnés ici.
Il se tourna à nouveau dans la direction de Mick, le visage gonflé de colère, et ouvrit la bouche… Il ne put lui adresser la parole. Tout en piaillant de sa voix d’insecte métallique, Stanton Mick flotta jusqu’au plafond, les bras écartés et rigides.
— Mr Runciter, ne laissez pas votre thalamus dominer votre cortex. Cette affaire exige de la prudence et non de la hâte ; calmez vos employés et unissons nos efforts pour nous comprendre mutuellement.
Son corps rond se mit à pivoter sur lui-même en un lent mouvement de rotation ; il avait maintenant les pieds dirigés vers Runciter.
— J’ai entendu parler de ça, cria Runciter à Joe. C’est une bombe humanoïde à autodestruction. Tous hors d’ici ! Ils viennent de la mettre en automatique ; c’est pour ça qu’elle s’est mise à monter en l’air.
La bombe explosa.
La fumée qui tournoyait en masses nauséabondes autour des décombres des murs voilait la forme couchée sur le ventre, recroquevillée aux pieds de Joe Chip.
Don Denny hurla à son oreille :
— Ils ont tué Runciter, Mr Chip. C’est Mr Runciter.
Il bégayait sous le coup de l’affolement.
— Quelles autres victimes ? dit Joe d’une voix épaisse, en essayant de reprendre sa respiration.
L’odeur âcre de la fumée lui contractait la poitrine. Il avait encore la tête douloureuse des suites de la déflagration et, sentant quelque chose de chaud couler sur son cou, il s’aperçut qu’un éclat lui avait lacéré la chair. Wendy Wright, près de lui mais indistincte, dit :
— Je pense que tous les autres sont blessés mais vivants.
Se penchant sur Runciter, Edie Dorn demanda :
— Nous ne pourrions pas obtenir de Ray Hollis un animateur ? (Elle avait le visage meurtri et pâle.)
— Non, répondit Joe en se penchant à son tour. Vous vous trompez, dit-il à Don Denny. Il n’est pas mort.
Mais Runciter agonisait rapidement sur le sol fracassé. Au bout de deux ou trois minutes, l’estimation de Don Denny serait exacte.
— Écoutez-moi tous, fit Joe en élevant la voix. Puisque Mr Runciter est blessé, c’est moi qui prends la direction des opérations – au moins temporairement, jusqu’à ce que nous soyons revenus sur Terre.
— À supposer, dit Al Hammond, que nous y revenions.
Avec un mouchoir plié il tapotait une entaille profonde au-dessus de son œil droit.
— Combien parmi vous ont des armes manuelles ? interrogea Joe. (Les neutraliseurs continuèrent à tourner en rond sans réponse.) Je sais que c’est contraire aux règlements de la Société, poursuivit Joe. Mais je suis sûr que certains en ont. Oubliez que c’est illégal ; oubliez tout ce qu’on vous a appris sur la détention d’une arme par un neutraliseur au travail.
Après un temps Tippy Jackson déclara :
— La mienne est dans la pièce à côté avec mes affaires.
— Et moi j’en ai une sur moi, ajouta Tito Apostos en montrant dans sa main droite un pistolet vieux modèle.
— Si vous avez des armes dans vos bagages à côté, reprit Joe, allez les chercher.
Six neutraliseurs se dirigèrent vers la porte de communication. Joe dit à Al Hammond et Wendy Wright qui étaient restés sur place :
— Il faut placer Runciter en capsule cryonique.
— Le vaisseau est équipé pour ça, dit Al Hammond.
— Alors on l’y emmène, dit Joe. Hammond, prenez-le par les jambes pendant que je le prends par les bras. Apostos, passez devant et tirez sur tout employé de Hollis qui voudrait nous barrer la route.
Jon Ild, qui revenait de la pièce adjacente avec un tube laser, demanda :
— Vous pensez que Hollis est ici avec Mr Mick ?
— Avec lui, dit Joe, ou peut-être tout seul. Après tout, nous n’avons peut-être jamais eu affaire à Mick ; ce pouvait être Hollis dès le début.
Bizarre, pensa-t-il, que l’explosion de la bombe humanoïde ne nous ait pas tous tués. Il s’interrogeait sur Zoe Wirt. Manifestement, elle avait quitté les lieux avant la catastrophe ; il ne voyait aucune trace d’elle. Je me demande quelle a été sa réaction, se dit-il, en découvrant qu’elle ne travaillait pas pour Stanton Mick, que son employeur – son véritable employeur – a loué nos services et nous a entraînés ici pour nous assassiner. Ils devront sans doute la tuer elle aussi. À titre de simple sécurité. Elle ne leur sera plus d’aucune utilité ; elle serait même un témoin des faits qui se sont produits.
En possession de leurs armes, les autres neutraliseurs regagnèrent la pièce ; ils attendirent que Joe leur donne des directives. Eu égard à la situation où ils se trouvaient, les onze neutraliseurs gardaient un sang-froid raisonnable.
— Si on arrive à mettre assez vite Runciter en capsule cryonique, expliqua Joe en transportant en compagnie d’Al Hammond le corps de leur patron en direction des ascenseurs, il pourra continuer à diriger la firme. Comme le fait sa femme. (Il appuya du coude sur le bouton d’appel de l’ascenseur.) En fait il y a peu de chances, dit-il, que l’ascenseur arrive. Ils ont dû couper le courant au moment de l’explosion.
Pourtant la cabine de l’ascenseur apparut. En hâte Al Hammond et Joe y transportèrent Runciter.
— Que trois de ceux qui sont armés, dit Joe, viennent avec nous. Les autres…
— Pas question, s’exclama Sammy Mundo. Nous ne voulons pas être coincés ici en attendant que l’ascenseur revienne. On ne le reverra peut-être jamais.
Il s’élança en avant, le visage convulsé par la panique. Joe dit d’une voix rude :
— Runciter d’abord. (Il enfonça un bouton et la porte se referma sur lui, Al Hammond, Tito Apostos, Wendy Wright, Don Denny – et Glen Runciter.) On ne pouvait pas faire autrement, dit-il tandis que l’ascenseur commençait à monter. Et de toute manière, si les hommes de Hollis nous attendent, c’est nous qu’ils auront en premier. Sauf qu’ils ne prévoient sans doute pas que nous serons armés.
— Normal, plaça Don Denny. Le règlement.
— Regardez s’il est encore en vie, dit Joe à Tito Apostos.
Apostos se courba vers le corps inerte pour l’examiner.
— Il respire encore, annonça-t-il. Nous avons toujours une chance.
— Oui, dit Joe, une chance.
Il demeurait engourdi physiquement et psychologiquement, comme il l’avait été depuis l’explosion ; il se sentait envahi d’une léthargie glacée, et il lui semblait que ses tympans étaient endommagés. Quand nous serons à bord, réfléchit-il, nous pourrons envoyer un appel à l’aide à New York ; à la firme, à tous les autres organismes de protection. Si nous ne pouvons pas nous échapper, quelqu’un viendra nous chercher.
Mais c’était utopique. Car à l’heure où des sauveteurs envoyés par la Société se poseraient sur la Lune, ils seraient tous morts. La situation était sans espoir. Tito Apostos déclara :
— Vous auriez pu faire monter plus de gens dans l’ascenseur. Emmener au moins les femmes.
Il regardait Joe d’un air accusateur, en agitant les mains.
— Nous sommes plus exposés à un attentat que ceux qui sont restés, rappela Joe. Hollis doit s’attendre à ce que les survivants prennent l’ascenseur. C’est sans doute pour ça qu’ils ont laissé le courant. Ils savent que nous devons rejoindre le vaisseau.
— Vous nous avez déjà dit que nous étions les plus menacés, Joe, remarqua Wendy Wright.
— J’essaie de donner un sens rationnel à ce que je fais, dit-il. Il était logique de les laisser en bas.
— Et le pouvoir de cette nouvelle fille ? demanda Wendy. La fille brune et boudeuse à l’air dédaigneux ; Pat je ne sais qui. Elle aurait pu remonter dans le passé avant l’explosion et empêcher Runciter d’être blessé. Vous avez oublié ses aptitudes ?
— Oui, avoua Joe d’une voix rêche.
Dans le désordre et la confusion qui avaient suivi l’explosion, c’était exactement ce qui s’était produit.
— Redescendons, fit Tito Apostos. Comme vous le disiez, les gens de Hollis peuvent nous attendre à la sortie ; nous serons plus en sûreté en bas.
— Nous sommes arrivés, dit Don Denny. L’ascenseur s’est arrêté.
Blême et raidi, il attendait en s’humectant les lèvres avec appréhension que la porte s’ouvre. En face d’eux, un trottoir roulant menait aux portes à membrane d’air derrière lesquelles ils apercevaient la base de leur vaisseau dressé à la verticale. Dans la position exacte où ils l’avaient laissé. Et sans personne pour leur barrer le passage. Curieux, songea Joe Chip. Étaient-ils donc si sûrs que la bombe humanoïde nous tuerait tous ? On aurait dit que quelque chose n’avait pas tourné rond dans leurs plans – d’abord l’explosion elle-même et la façon dont elle s’était passée, ensuite le fait que le courant était resté branché, et maintenant ce couloir vide.
— Je pense, fit Don Denny tandis qu’Al Hammond et Joe sortaient Runciter de l’ascenseur et le portaient vers le trottoir roulant, que la montée de la bombe au plafond les a pris au dépourvu. On aurait dit un modèle à fragmentation, et la majeure partie de la charge a frappé les murs au-dessus de nos têtes. À mon avis, ils n’imaginaient pas qu’un seul de nous survivrait, c’est pourquoi ils n’ont pas coupé le courant.
— Eh bien, heureusement qu’elle a flotté en l’air, dit Wendy Wright. Grand Dieu, on gèle ici. La bombe a dû arrêter le chauffage.
Elle tremblait de façon visible. Le trottoir roulant les transportait avec une lenteur exaspérante ; Joe eut l’impression qu’ils avaient mis au moins cinq minutes à atteindre les portes. Cette progression au ralenti, en un sens, lui paraissait le pire de tout, comme si Hollis avait combiné la chose exprès.
— Attendez ! fit une voix derrière eux ; il y eut des bruits de pas, et Tito Apostos se retourna, son revolver brandi, puis rabaissé.
— Ce sont les autres, dit Don Denny à Joe qui ne pouvait pas se détourner. (Al Hammond et lui avaient commencé à engager le corps de Runciter à travers le système compliqué des portes à membrane d’air.) Ça va ; ils sont tous ici. (Avec son arme il leur fit signe de le rejoindre.) Venez !
Le tunnel de jonction en plastique reliait toujours leur vaisseau à l’installation lunaire ; Joe entendit ses pas produire le bruit sourd caractéristique et se demanda : Est-ce qu’ils vont nous laisser partir ? Ou, pensa-t-il, est-ce qu’ils nous attendent à bord ? C’est comme si, se dit-il, une force maligne jouait avec nous, en nous laissant détaler et couiner comme des souris décérébrées. Nous l’amusons. Nos efforts la divertissent. Et quand nous voudrons aller trop loin elle refermera son poing sur nous et déposera nos restes déchiquetés, ainsi que ceux de Runciter, sur le trottoir roulant.
— Denny, fit-il, vous passez devant. Vous allez voir s’ils nous attendent dans le vaisseau.
— Et s’ils y sont ? demanda Denny.
— Alors, vous revenez nous avertir, dit Joe d’un ton mordant, et nous nous rendons. Et ils auront notre peau à tous.
— Demandez à cette Pat d’user de sa faculté, dit Wendy Wright. (Sa voix était basse et pressante.) Je vous en prie, Joe.
— Essayons de monter à bord, dit Tito Apostos. Je n’aime pas cette fille ; je me méfie de son pouvoir.
— Vous ne comprenez ni Pat ni son pouvoir, dit Joe. (Il observa le petit et maigre Don Denny qui remontait le tunnel en courant, actionnait le dispositif d’ouverture du vaisseau et disparaissait à l’intérieur.) Il ne reviendra jamais, dit-il d’une voix haletante. (Le poids de Glen Runciter semblait avoir augmenté ; il parvenait à peine à le porter.) Posons-le ici, dit-il à Al Hammond. (Tous deux se baissèrent pour placer Runciter sur le sol du tunnel.) Pour un vieillard il pèse lourd, fit Joe en se redressant. (Et à l’adresse de Wendy :) Je parlerai à Pat. (Les autres les avaient rattrapés maintenant ; tous s’entassaient avec agitation dans le tunnel de jonction.) Quel fiasco, soupira-t-il. Au lieu de l’action d’éclat que nous attendions. On ne peut jamais savoir. Hollis nous a vraiment eus cette fois-ci.
Il attira Pat vers lui. Elle avait le visage noirci et son corsage synthétique sans manches était déchiré ; on voyait la bande élastique qui – conformément à la mode – comprimait ses seins : elle était imprimée d’élégantes fleurs de lis rose pâle en relief, et sans raison logique la perception de cette donnée visuelle incongrue, qui n’avait de rapport avec rien, s’inscrivit dans l’esprit de Joe.
— Écoutez, lui dit-il en posant sa main sur son épaule et en la fixant dans les yeux ; elle lui rendit calmement son regard. Pouvez-vous revenir en arrière ? Remonter au moment où la bombe n’a pas encore explosé ? Redonner vie à Glen Runciter ?
— Il est trop tard maintenant, dit Pat.
— Pourquoi ?
— C’est comme ça. Il s’est passé trop de temps. Il aurait fallu que je le fasse tout de suite.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? lui demanda Wendy Wright avec hostilité.
Les yeux de Pat se détournèrent vers elle.
— Vous y avez pensé, vous ? En tout cas vous n’avez rien dit. Personne n’a rien dit.
— Vous n’avez pas senti que vous aviez une responsabilité, continua Wendy. Avec votre pouvoir vous pouviez éviter la mort de Runciter.
Pat se mit à rire.
De retour du vaisseau, Don Denny annonça :
— Il est vide.
— Bon, fit Joe, avec un geste à l’intention d’Al Hammond. Emportons-le à bord et congelons-le.
Al et lui ramassèrent le corps pesant, difficile à manier ; ils pénétrèrent dans le vaisseau avec leur fardeau ; les neutraliseurs se bousculèrent pour les suivre, impatients de trouver un refuge – Joe sentait la pure émanation physique de leur peur, l’aura qui les entourait. La perspective de pouvoir peut-être quitter la Lune sains et saufs ne faisait qu’aviver leur affolement ; leur résignation hébétée avait complètement disparu.
— Où est la clef ? cria Jon Ild dans l’oreille de Joe qui trébuchait avec Al en direction de la chambre de congélation. (Il saisit Joe par le bras.) La clef, Mr Chip.
Al Hammond expliqua :
— La clef de contact. Pour le vaisseau. Runciter doit l’avoir sur lui ; prenez-la avant qu’on le mette à congeler, après nous ne pourrons plus le toucher.
Fouillant dans les poches de Runciter, Joe finit par trouver un porte-clefs de cuir qu’il tendit à Jon Ild.
— Et maintenant on peut enfin le mettre dans sa capsule cryonique ? demanda-t-il avec une rage sauvage. Venez, Hammond ; bon Dieu, aidez-moi à le faire entrer là-dedans.
Mais nous ne sommes pas allés assez vite, se dit-il. C’est fini. Nous avons échoué. Tant pis, pensa-t-il avec lassitude, c’est comme ça.
Les fusées de départ grondèrent et une secousse ébranla le vaisseau. Au pupitre des commandes, quatre neutraliseurs entamaient de façon hésitante la programmation des unités ordinatrices chargées de diriger la trajectoire.
Pourquoi nous ont-ils laissé partir ? se demanda Joe tout en dressant à la verticale, en compagnie d’Al Hammond, le corps apparemment sans vie de Runciter dans la capsule cryonique qui s’élevait du sol au plafond ; des attaches automatiques se refermèrent autour des cuisses et des épaules de Runciter afin de le maintenir debout, et le froid étincelant se mit à remplir la capsule, en aveuglant Joe Chip et Al Hammond.
— Je ne comprends pas, fit-il à haute voix.
— Ils n’avaient qu’une carte dans leur jeu, déclara Hammond. Ils n’avaient pas prévu de plan en dehors de la bombe. Comme les conspirateurs qui avaient voulu tuer Hitler ; quand ils ont vu l’explosion dans le bunker, ils ont tous cru que…
— Sortons d’ici, dit Joe, avant d’être tués par le froid. (Il poussa Hammond devant lui et tous deux sortirent de la chambre de congélation ; une fois à l’extérieur, ils tournèrent le volant qui en fermait hermétiquement la porte.) Dieu, quelle impression, reprit-il. Penser qu’une force pareille préserve la vie. En quelque sorte.
Francy Spanish, dont les longues tresses de cheveux étaient roussies, l’arrêta au passage alors qu’il regagnait l’avant du vaisseau.
— Y a-t-il un circuit de communication ? demanda-t-elle. Pouvons-nous consulter Mr Runciter dès maintenant ?
— Impossible, dit Joe en secouant la tête. Il n’y a pas de micro, pas d’écouteur. Pas de protophases. Pas de semi-vie. Rien jusqu’à ce qu’on soit revenus sur Terre et qu’on l’ait mis dans un moratorium.
— Alors comment savoir si on l’a assez congelé ? demanda Don Denny.
— On ne peut pas le savoir, dit Joe.
— Peut-être que son cerveau s’est abîmé, dit Sammy Mundo avec un sourire. (Il se mit à ricaner.)
— Exact, fit Joe. Il se peut que nous n’entendions plus jamais la voix ni les pensées de Glen Runciter. Il faudrait continuer la firme sans lui. Nous appuyer sur ce qui reste d’Ella ; peut-être déménager et installer les bureaux à Zurich près du Moratorium des Frères Bien-Aimés.
Il prit un siège d’où il pouvait voir les quatre neutraliseurs qui discutaient sur la meilleure façon d’assurer la trajectoire du vaisseau. Comme un somnambule, le corps envahi d’une douleur sourde, il sortit d’un paquet une cigarette froissée et l’alluma.
La cigarette, desséchée et craquante, se brisa entre ses doigts. Bizarre, pensa-t-il.
— C’est à cause de la bombe, dit Al Hammond qui avait remarqué la chose. La chaleur.
— Et nous, ça nous a fait vieillir ? demanda Wendy qui se tenait derrière Hammond. (Elle s’avança et vint s’asseoir près de Joe.) Je me sens vieille. Je suis vieille ; votre paquet de cigarettes est vieux ; nous sommes tous vieux à cause de ce qui s’est passé. C’est un jour comme nous n’en connaîtrons jamais d’autre.
Avec une énergie formidable, le vaisseau décolla de la surface de la Lune, entraînant ridiculement derrière lui le tunnel de jonction en plastique.